Les services internet mobiles (services « data ») en Côte d’Ivoire sont-ils subventionnés par les opérateurs télécoms ? (2/4)

26 avril 2023

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Auteurs : J. DJAMA et F. AKABE

 

I. Contexte

L’augmentation, le 06 avril 2023, des tarifs de base de l’internet mobile de la part des trois opérateurs du marché ivoirien (Orange, MTN, Moov) consécutive à la décision du régulateur ARTCI de fixer un tarif plancher du mégaoctet de données mobiles suscite d’énormes réactions mais surtout la colère d’une grande majorité des consommateurs.

Au journal de 20h, trois jours après le relèvement des prix, M. Amadou Coulibaly, Ministre de la Communication et de l’Économie numérique, porte-parole du gouvernement explique que cette décision de contraindre les opérateurs depuis janvier 2021 d’appliquer un tarif minimum du mégaoctet répondait à un besoin de mettre de l’ordre dans le marché de la data qui était « désordonné » du fait (i) des ventes promotionnelles excessives faites par les opérateurs octroyant de nombreux avantages aux clients (ii) des tarifs bas appliqués qui ne répondaient pas aux « prix que le marché exigeait » de sorte que (iii) l’internet mobile « était d’une façon subventionné par les opérateurs dans le but de conserver et/ou d’acquérir de nouveaux consommateurs .»1

Le Ministre s’appuie sur les arguments développés par l’ARTCI dans sa décision 2020-0599 du 09 septembre 2020 portant encadrement des offres de services sur le marché de détail de la téléphonie mobile.2

Cette décision de l’ARTCI soutient la mise en place d’un prix plancher à 1F/Mo en se basant en partie sur l’article 5 de l’ordonnance 2012-293 du 21 mars 2012 qui prohibe  » les pratiques qui ont pour objet ou qui peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. » À ce titre, le régulateur cite comme pratiques  » La vente à perte, les subventions croisées notamment la subvention d’un service en concurrence par un service en situation d’exclusivité. « 

Dans l’exposé des motifs de sa décision de 2020, l’ARTCI a souligné que l’activité data dégageait une marge négative. A contrario les activités voix (appel vocal) et sms conservaient une bonne rentabilité, permettant une marge positive du secteur (Data + appel vocal + sms).

Dans l’esprit du régulateur, les activités voix et sms subventionnaient ainsi l’activité data qui réalisait de la vente à perte.

II. Notre position

Les motifs de la vente à perte et de la subvention croisée ne sauraient se justifier !

Parler de ventes à perte et de subventions croisées supposerait qu’à l’état du marché de détail de la téléphonie mobile (i) il serait possible d’isoler chaque activité (voix, sms, data) indépendamment de l’autre et (ii) de prouver que l’une des activités est en situation d’exclusivité. En d’autres termes, le marché de la téléphonie mobile pourrait être divisé en trois marchés distincts à savoir, le marché de la voix, du sms et de la data avec des dynamiques de marché et de concurrence différentes. C’est à dire qu’il serait par exemple aujourd’hui possible qu’un nouvel opérateur rentre sur le marché et propose uniquement des offres voix ou sms ou Data.

Serait-il possible d’isoler indépendamment les 3 activités de la téléphonie mobile ? Existe-il une situation d’exclusivité sur l’une des activités ?

II.1. Des activités fortement liées

Le taux de pénétration des smartphones en pleine croissance d’une part, l’évolution des normes de télécommunications (3G/4G/5G) offrant la possibilité de disposer à la fois de la voix mais surtout de la data de l’autre, confirme l’impossibilité pour un opérateur téléphonique de dissocier les services voix, sms et data (moteur de la demande client) pour être compétitif dans un marché de plus en plus dynamique.

Selon les données de couverture des réseaux mobiles publiées sur le site internet de l’ARTCI et mises à jour le 20 avril 2023, les taux de couverture de la population au 31 décembre 2022 en 2G, 3G et 4G sont respectivement de 97,81%, 97,23% et 91,12%3. L’évolution des taux de couverture des réseaux 3G et 4G et des usages à court et moyen terme, pose la question de la pertinence de l’utilisation à terme de la 2G (voix et sms uniquement), dans la mesure où actuellement en Côte d’Ivoire le service voix/SMS est disponible sur la 3G et le taux de pénétration des smartphones est en pleine croissance (37 millions d’utilisateurs de smartphones aujourd’hui contre 700 mille seulement en 20124).

Ce schéma s’incrémentera au fur et à mesure des évolutions des normes 5G, 6G, etc…

À titre d’exemple, l’extinction en France par Orange de la 2G et 3G est prévue respectivement pour 2025 et 2028.5

Cela nous emmène à comprendre que les investissements qui sont faits dans la 3G, la 4G et bientôt la 5G (couplés avec l’évolution croissante du taux de pénétration des smartphones compatibles au moins à la 3G) pour fournir un meilleur accès internet mobile ne peuvent pas être analysés isolément de la voix et du sms pour prétendre que l’activité de la Data est non rentable. En effet, ces investissements 3G/4G supportent (ou pourront supporter) aussi la voix et les sms dans les zones couvertes.

Nous pensons donc que le marché de détail des services de la téléphonie mobile fonctionne de telle sorte que tant que la nouvelle génération de technologie ne couvre pas une partie suffisante du territoire pour permettre les usages nouveaux, les usages de l’ancienne technologie peuvent être le moteur de la rentabilité du secteur. Il ne s’agit en aucun cas d’une situation de subventions croisées (voir ci-dessous).

On peut ainsi affirmer sans risque de se tromper que tant que le secteur reste rentable dans son ensemble, les opérateurs peuvent se livrer une guerre des prix sur les offres des anciens ou nouveaux services afin de fidéliser ou d’acquérir des consommateurs au détriment des concurrents sans toutefois fausser la concurrence.

II.2. Inexistence d’une situation d’exclusivité

À supposer que les activités Voix, Data et Sms pouvaient constituer trois activités indépendantes dans l’état actuel de notre marché des services de la téléphonie mobile, il reviendrait à prouver, pour parler de situation de subventions croisées inquiétantes, que l’une des activités présente une situation d’exclusivité6. Et en l’état, le ou les opérateurs ayant cette situation d’exclusivité sur l’activité s’en servirait pour subventionner l’activité qui n’est pas en situation d’exclusivité afin de fausser la concurrence sur cette dernière.

Bien que l’ARTCI évoque une situation inquiétante de subventions croisées pour justifier sa décision, elle ne prouve pas que les activités de la voix et/ou du sms sont en situation d’exclusivité dont profitent certains opérateurs pour subventionner l’activité de la Data et fausser ainsi la concurrence.

III. Pour résumer…

Nous pensons que la déclaration selon laquelle les opérateurs de téléphonie mobile subventionneraient les activités de la Data n’est pas fondée.

Nous ne doutons pas que le régulateur pensait agir de bonne foi. Mais la bonne foi n’excuse pas toujours les moyens.

L’ARTCI, en faisant une analyse de rentabilité par offre de services donne l’impression que la Data serait un investissement non rentable à date pour les opérateurs. Pourtant, nous pensons qu’avec l’évolution des usages du mobile, un opérateur qui ne ferait pas de Data aujourd’hui ne pourra jamais rester sur le marché et donc ne pourra pas être rentable avec seulement la voix/sms. Par ailleurs, pour des raisons d’« interdépendance» et d’évolution des technologies évoquées plus haut, il faudrait un système robuste et fiable de reporting et des clés d’allocation suffisamment rationnelles des coûts par service avant de se lancer dans des analyses de rentabilité par offre de services. Cela est-il possible ? Et serait-ce le cas à date ? (Éléments de réponses à fournir par l’ARTCI.)

En tout état de cause, fournir des services de Data est plus que nécessaire pour être sur le marché. Et c’est ce qui est le plus nécessaire dans un paquet d’offres de services d’un secteur qui constitue le moteur de ce secteur.

L’ARTCI n’a pas à intervenir s’il n’y a pas de risque structurel d’effondrement du marché de détail de la téléphonie mobile. Elle doit laisser les opérateurs compétir librement en les adjoignant de respecter les obligations contenues dans les cahiers de charges annexés à leurs licences au risque que d’autres acteurs les chassent du marché. C’est le libre jeu de la concurrence. Tant que la concurrence n’est pas faussée, la logique économique postule que le client paie le juste prix. Fixer un prix plancher dans ce cas, c’est prendre le risque de jouer contre les intérêts du consommateur.

Dans un prochain article, nous détaillerons la notion de prix plancher et montrerons pour quelles raisons l’ARTCI ne pouvait pas s’en servir.

1 RTI, Journal Télévisé du 20h du 09 avril 2023 (Disponible sur YouTube)

2 Décision n°2020-0599 du conseil de régulation de l’ARTCI en date du 09 septembre 2020 portant encadrement des offres de services sur le marché de détail de la téléphonie mobile

4 Déclaration du Ministre de l’Economie Numérique, porte-parole du gouvernement lors de sa rencontre avec la presse le 19 avril 2023.

5 https://reseaux.orange.fr/nos-reseaux/modernisation-des-reseaux/arret-2g-3g

6 Journal officiel des Communautés européennes, (98/C 39/02) « Communication de la Commission sur l’application des règles de concurrence au secteur postal et sur l’évaluation de certaines mesures d’état relatives aux services postaux »

Note sur les auteurs

Jhon DJAMA

Jhon est diplômé du Programme grande école d’HEC Paris (H.19) et travaille dans le conseil aux entreprises dans le cadre de leurs opérations de fusions/acquisitions

Il est également titulaire d’un diplôme d’Ingénieur des Travaux Publics de l’Institut National Polytechnique Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire) qui lui a permis d’exercer au Bureau National d’Etudes Techniques et de Développement (BNETD) sur les Programmes Présidentiels d’Urgence (PPU) 2014-2016

 

Franck AKABE

Franck est un ingénieur Télécoms diplômé de l’Université Paris Est Marne-la-vallée 2015.

Il exerce en tant que Responsable Opérationnel Grands Comptes chez un opérateur Télécom en France

 

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