Ébauche de compréhension de la décision de prix plancher de l’ARTCI : Approche théorique et benchmark (3/4)

27 avril 2023

managerMedia

mianmedia

1

Si une des décisions du gendarme des télécoms a mis en colère les consommateurs ivoiriens d’internet mobile, c’est bien celle concernant la fixation d’un prix plancher à 0.8 FCFA HT/mégaoctet (Mo).

Consécutivement à cette décision dont injonction a été faite de la mettre en œuvre dans les plus brefs délais, les opérateurs ont relevé les tarifs de leurs offres de Data, soulevant le courroux des Ivoiriens.

Dès lors des voix se sont levées pour affirmer que « ce n’était pas au régulateur de fixer un prix minimum et qu’il fallait qu’il laisse les opérateurs jouer le libre jeu de la concurrence. »1

L’ARTCI a, quant à elle, défendue sa décision. Elle ne comprend pas pourquoi elle « prend autant cher » d’autant plus que sa décision baisse de 0.2F le tarif plancher qui était initialement à 1F HT/Mo (décision de 2020)2.

Seulement que cette décision de 2020 n’a jamais été appliquée par les opérateurs. C’est donc la première fois que les consommateurs font face à un prix plancher qui a pour conséquence une augmentation des tarifs. ARTCI et consommateurs se retrouvent dans des horizons temporels différents.

Il est donc important de repartir 3 ans en arrière si nous voulons réconcilier les positions des parties. C’est à dire de chercher à comprendre les éléments objectifs qui ont amené le régulateur à fixer pour la première fois un prix plancher dans le marché des télécoms en Côte d’Ivoire.

Avant de répondre à cette préoccupation, nous pensons nécessaire, dans un premier temps, de lever tout équivoque sur le rôle d’un régulateur de fixer ou non des prix (1/2). Et dans un second temps, se servant de cette première analyse, nous regarderons de plus près l’opportunité de la décision de l’ARTCI (2/2).

Vu l’incompréhension et la stupéfaction que suscite cette décision de fixer un prix plancher, nous avons jugé nécessaire de traiter la question dans deux articles.

Ce premier article parlera du rôle ou non d’une autorité de régulation de fixer des prix sur un marché.

Pour y parvenir, nous faisons (i) une théorie générale de l’intervention d’un régulateur dans la fixation de prix sur un marché régulé et (ii) une revue internationale de l’application de décision de fixation de prix plancher dans le secteur des télécommunications.

I. Théorie de limitation de prix dans des marchés régulés

Dans tout secteur régulé, la limitation des prix est un outil du régulateur pour aligner les intérêts du consommateur et des fournisseurs de produits et services.

Les prix peuvent être limités par un plafond (prix plafond), un plancher (prix plancher) ou un intervalle de prix avec les extrémités constituant respectivement le plafond et le plancher.

 I.1 Une brève théorie du prix plafond

 

Le prix plafond a directement pour objectif de protéger le consommateur final dans un marché à forte dominance monopolistique ou dans lequel il existe un risque d’entente entre les acteurs du marché pour augmenter les prix sans justificatif économique et profiter ainsi du consommateur. Quel consommateur se plaindrait d’une telle décision de plafonnement de prix ? (On en trouverait probablement dans les consommateurs des produits de Luxe).

C’est donc d’une évidence que des décisions de plafonner des prix dans des marchés régulés sont régulièrement prises.

 I.2 Une brève théorie du prix plancher

Le prix plancher au contraire du prix plafond n’a pas directement un effet de protection du consommateur. Au mieux, un effet indirect, pas toujours facilement mesurable.

Un prix plancher impose au consommateur de payer un prix minimum pour s’offrir un produit. Lorsqu’un secteur propose des produits et services de première nécessité, on pourrait difficilement justifier pour quelles raisons le consommateur devrait payer un prix minimum.

La théorie économique postule que, seule une concurrence saine permet aux consommateurs de payer le juste prix sur le marché. Quel consommateur n’accepterait pas de payer un prix JUSTE ? Mais lequel accepterait de payer un prix minimum sans s’être convaincu au préalable que ce minimum est JUSTE ?

Il s’agit là d’un postulat fondamental de la théorie économique : La rationalité des agents économiques qui soutient qu’un consommateur rationnel achète un service ou produit au juste prix quand il existe une concurrence effective sur le marché. De ce postulat, on imagine qu’un consommateur rationnel accepterait de payer un prix minimum si ce prix est juste pour lui.

On peut donc comprendre par-là, qu’en l’absence de distorsion concurrentielle, si un prix plancher devrait être fixé, il faudrait convaincre que ce prix est juste. Il est donc difficile de prouver qu’un prix plancher serait dans l’intérêt du consommateur si ce dernier n’est pas convaincu.

Le prix plancher a cependant un effet direct sur les acteurs en concurrence sur le marché, en particulier les plus petits acteurs. En effet, les plus gros acteurs pourraient, par un « esprit de club » s’entendre pour baisser les prix dans un but de monopoliser le marché.

Si la baisse des prix peut profiter au consommateur à court terme, il y a un risque que cela lui desserve à moyen/long terme.

En effet, les plus petits acteurs ne pouvant pas proposer les mêmes prix bas que les plus gros acteurs (pas d’économie d’échelle suffisante pour ces petits acteurs ou pratique illégale de subventions croisées des gros acteurs*3), ils seraient dans l’obligation de jeter la clé sous la porte, détruisant ainsi des emplois.

De plus, le consommateur final pourra en être affecté à moyen/long terme lorsque les gros acteurs, ayant maintenant le monopole décideront de relever les prix. Le consommateur n’aura plus d’autres choix sur le marché que de se soumettre au nouvel ordre en présence. Il faudra encore réguler par la fixation d’un prix plafond pour protéger le consommateur. 

Le prix plancher vient donc pour éviter de désorganiser le secteur, de détruire des emplois par la sortie des petits acteurs et de laisser à la longue le consommateur à la merci des monopoles (l’effet indirect mentionné plus haut).

Comme on le voit, il est très difficile de justifier la fixation d’un prix plancher. La difficulté étant d’identifier ce que le consommateur y gagne. C’est pourquoi il est très peu utilisé et avec précaution par les régulateurs.

II. Les utilisations du prix plancher comme outil de régulation dans le secteur des télécommunications et des postes – Benchmark international

Un travail de recherche dans la littérature nous a montré que le prix plancher est (i) soit rejeté par le juge lorsqu’il est utilisé, (ii) soit demandé par une partie des acteurs du marché et accepté par le régulateur pour diverses raisons, (iii) soit imposé pour des raisons budgétaires de l’Etat.

 II.1 Interdiction du prix plancher 

La cour suprême du Congo Kinshasa a, en 20144, rappelé à l’ordre le gendarme des télécoms ARPTC à la suite de sa décision de fixer un prix plancher pour réguler le secteur. Sur une plainte à l’ARTPC d’Orange à l’encontre de son concurrent Africell, l’accusant d’être le seul opérateur à ne pas appliquer le prix plancher fixer par le régulateur5, l’affaire a atterri devant la cour suprême.

La plus haute cour de justice du pays a estimé qu’il ne relevait pas de l’organe de régulation de fixer les prix dans le secteur. Elle devait se tenir uniquement à  » fixer les mécanismes technico-commerciaux sur lesquels devrait se fonder la fixation des tarifs par les opérateurs » et que « définir les principes de tarification ne signifie nullement fixer un tarif quelconque. »

On pourrait aussi lire dans cette décision de la Cour Suprême congolaise que la fixation d’un prix plafond serait tout aussi problématique.

II.2 Fixation d’un prix plancher : Le cas de la France et du Canada

Les régulateurs français et canadiens ont récemment pris des décisions de fixation de prix plancher mais pas pour les mêmes raisons.

II.2.1 Le cas canadien : Prévenir un monopole

Le gendarme des télécoms canadiens CRTC n’a pas fixé de prix plancher pour le marché de détail des services locaux de télécommunications.

Il a plutôt fixé un test du prix plancher. Ce qui équivaut à fixer un prix plancher par opérateur à chaque renouvellement de tarif. Le test du prix plancher se fait à chaque fois que de nouveaux tarifs sont proposés par l’opérateur.

Par ce test, le régulateur s’assure que ledit opérateur fixe un prix minimum. Ce prix ne doit pas être fixé de sorte qu’il donnerait l’impression que l’opérateur dispose de tarifs anormalement bas pour chasser ses concurrents du marché qui ne seraient pas en mesure de répliquer la même offre. Ainsi, ce test vise à prévenir les monopoles.

Le régulateur canadien a confirmé son approche dans une décision de juillet 2019 en déboutant l’un des plus gros opérateur Bell Canada qui avait introduit une requête demandant d’éliminer le test du prix plancher ex ante pour le remplacer par un test ex post6.

Les autres parties concernées telle que le Consortium des Opérateurs de Réseaux Canadiens (CORC) et deux autres entreprises de plus petites tailles se sont opposées à la demande de Bell. 

Le régulateur a tranché en faveur des concurrents de Bell estimant que « le test du prix plancher est un moyen efficace et proportionné de protéger les intérêts des utilisateurs finals en veillant à ce que les taux soient justes et raisonnables » et que « les consommateurs qui utilisent ces services ont besoin de mesures de protection en l’absence de concurrence et du libre jeu du marché. »

La décision du CRTC va dans le sens d’un prix plancher régulant un marché déjà monopolistique mais qui risquerait de s’aggraver au détriment des consommateurs (Voir éléments théoriques plus haut).

II.2.2 Le cas français : Protéger les acteurs d’un marché sous-jacent

Le 7 avril dernier apparaissait dans le Journal Officiel de la République Française, l’arrêté portant fixation d’un prix plancher de frais de port de 3€ sur chaque commande de livres en dessous de 35€.7

Cette décision venait achever un processus de longue haleine entamé depuis 2021. Afin de freiner le risque de « concurrence déloyale » du géant Amazon face aux libraires, le gendarme des postes a soumis en 2021 une proposition au ministre de la culture de fixer un prix plancher dans le but de protéger les acteurs du marché du livre.

En effet, le géant Amazon profitant de sa taille dans la livraison de colis proposait des frais de port de livres à des prix très bas, frôlant même les 0€. Les libraires éprouvaient des difficultés à répliquer à ces offres du géant de l’internet. Afin de ne pas occasionner la faillite de nombreux libraires, acteurs historiques du livre, le gouvernement français a finalement validé la proposition de l’ARCEP récemment.

Contrairement à la décision du Canada qui visait directement la protection des petits acteurs des services télécoms, la proposition de prix plancher du gendarme français a pour but la protection d’un marché hors de son domaine de compétence (le marché du Livre). Il ne s’agit pas à proprement parler d’une décision sur le service universel postal français.

II.3 Sierra Leone – Un prix plancher pour le budget de l’État

0.061 dollar la minute d’appel est le prix plancher fixé par la Natcom, le régulateur du secteur Télécom sierra léonais en 20208.

Selon le Directeur général de la Natcom, ce prix était conforme aux dispositions de la loi des finances 2020 sur laquelle devait se calculer l’ensemble des taxes sur les produits et services.

Si les deux plus gros opérateurs du secteur (Orange et Africell) ont applaudi la décision des deux doigts prétextant une stabilité du secteur, le nouvel entrant Qcell n’a pas fait autant. L’opérateur qui avait commencé ses activités en 2019 avait mis en place une stratégie de tarif bas pour acquérir des parts de marché au profit de ses deux concurrents.

Malgré la grogne de la population qui qualifiait cette décision de « toxique, exploitante et antipatriotique », les sierra-léonais ont été contraints d’adapter leur mode de vie.

Que retenir à ce stade ? 

Ce tour de la littérature nous a montré qu’à certains moments, le prix plancher a été un outil pour réguler le marché des télécommunications et des postes dans certains pays en utilisant diverses raisons. 

Il n’est donc pas justifié de prétendre dans l’absolu qu’un régulateur n’aurait pas pour rôle de fixer un prix plancher comme on a pu l’entendre dans les médias9. Mais au contraire des cas de fixation de prix plafond qu’on peut facilement trouver dans la littérature, il n’en est pas de même pour le prix plancher. Les cas sont rares.

De ce qui précède, on peut retenir que même si un prix plancher est fixé dans certaines situations, il est fait avec extrêmement de précaution pour ne pas fausser la concurrence et/ou jouer contre les intérêts du consommateur.

À l’exception du pays voisin, la Sierra Leone, les populations dans les autres exemples n’ont pas eu à grogner.

Avec cet exposé ci-dessus, nous pensons que nous disposons ainsi d’assez d’éléments pour analyser l’opportunité de la décision de l’ARTCI de fixer un prix plancher.

Vu la grogne que cette décision a déclenchée, il serait bon soit (i) de rechercher l’intérêt du consommateur dans cette décision afin de la lui faire accepter ou (ii) de reconnaître qu’on aurait failli de bonne foi, et retirer cette décision pour laisser les opérateurs fixer librement leur prix. Le consommateur saura faire un choix « rationnel ».

Notre prochain article s’attèlera à analyser cette décision de fixation de prix plancher de l’ARTCI au regard de ce que nous avons exposé dans cet article.

Note sur les auteur

Jhon DJAMA

Jhon est diplômé du Programme grande école d’HEC Paris (H.19) et travaille dans le conseil aux entreprises dans le cadre de leurs opérations de fusions/acquisitions

Il est également titulaire d’un diplôme d’Ingénieur des Travaux Publics de l’Institut National Polytechnique Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire) qui lui a permis d’exercer au Bureau National d’Etudes Techniques et de Développement (BNETD) sur les Programmes Présidentiels d’Urgence (PPU) 2014-2016

 

Franck AKABE

Franck est un ingénieur Télécoms diplômé de l’Université Paris Est Marne-la-vallée 2015.

Il exerce en tant que Responsable Opérationnel Grands Comptes chez un opérateur Télécom en France

 

1 Cf. les passages télévisions, les écrits et les vidéos réseaux du Député Assalé Tiéomoko

2 ARTCI, communiqué du 07 avril 2023

3 J. DJAMA et F. AKABE – Les services internet mobiles (services « data ») en Côte d’Ivoire sont-ils subventionnés par les opérateurs télécoms ? 3p

4 « Congo-Kinshasa: Prix plancher dans les télécoms – Orange accuse Africell chez l’ARPTC ! ». All Africa, 5 février 201, https://fr.allafrica.com/stories/201402050613.html

5 « Fixation des prix planchers dans les télécoms, la Cour suprême de justice rappelle l’ARPTC». Mediacongo.net, https://fr.allafrica.com/stories/201402050613.html

6 Décision de télécom CRTC 2019-232, 2 juillet 2019 https://crtc.gc.ca/fra/archive/2019/2019-232.htm

7 « Frais de port du livre : un prix plancher mis en place dans 6 mois » LivresHebdo, 06 avril 2023,

8 « Sierra Leone : le régulateur télécoms institue un prix plancher pour la minute d’appel », Agence Ecofin, 06 mars 2020, https://www.agenceecofin.com/regulation/0603-74578-sierra-leone-le-regulateur-telecoms-institue-un-prix-plancher-pour-la-minute-d-appel

9 Cf. les passages télévisions, les écrits et les vidéos réseaux du Député Assalé Tiéomoko

 

Autres Bibliographie 

Décision n°2020-0599 du conseil de régulation de l’ARTCI en date du 09 septembre 2020 portant encadrement des offres de services sur le marché de détail de la téléphonie mobile

Décision n°2023-0834 du conseil de régulation de l’ARTCI en date du 09 septembre 2020 portant encadrement des offres de services sur le marché de détail de la téléphonie mobile

ROGY Michel. Dakar, Sénégal, 16-17 mars 2020. « Régulation tarifaire des offres promotionnelles des opérateurs mobiles (et encadrement des promotions) » dans 2010-P09-MR-UIT-Séminaire régional sur les coûts et tarifs pour les pays Membres du Groupe régional pour l’Afrique (SG3RG-AFR)

Post by managerMedia

One Response to Ébauche de compréhension de la décision de prix plancher de l’ARTCI : Approche théorique et benchmark (3/4)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *